Tommy Cash : interview du rappeur trash qui secoue la mode
Numéro a rencontré Tommy Cash, le rappeur estonien exubérant dont les visuels trash amusent autant qu’ils dérangent. Proche de Rick Owens et invité immanquable de chaque Fashion Week, le provocateur excessif s’est hissé à la troième place du concours de l’Eurovision ce samedi 17 mai.

Véritable électron libre de la scène estonienne, le rappeur s’est hissé à la troisième place du concours de l’Eurovision ce samedi 17 mai. Un événement annuel organisé par l’Union européenne de radio-télévision. Son numéro aussi absurde que viscéral reprenait une esthétique post-soviétique décadente mêlant kitsch extrême, rap déstructuré et satire sociale dans un spectacle hallucinatoire.
Entre la performance pop et la farce grotesque reprenant certains clichés de la culture italienne, la prestation de l’artiste – Espresso Macchiato –, lui permet de se hisser à la troisième place du concours, derrière l’Israël et l’Autriche. Il obtient ainsi un total de 356 points, dont 98 points attribués par les jurys professionnels et 258 points provenant du télévote, où il se classe deuxième. Le meilleur résultat de l’Estonie depuis plus de vingt ans.
Tomas Tammemets a quinze ans lorsqu’il découvre La Mouche (1986). Peut-être un peu tôt pour digérer le conte kafkaïen de . Ce long-métrage l’émerveille, le traumatise aussi. Et de ce choc naîtra chez le jeune Estonien une étrange fascination pour les corps tordus, difformes ou enchevêtrés. La mutation sous toutes ses formes. Plus tard, il plongera encore plus profond dans les limbes du beau-bizarre avec Vidéodrome, du même cinéaste, chef-d’œuvre malsain, barré et totalement incompréhensible pour les spectateurs à sa sortie en 1982. Une œuvre dérangeante de l’ère vidéoclub…
Même en 2024, Internet réserve son lot de surprises. Bien souvent, la perle rare surgit par hasard, entre les conseils discutables d’un influenceur et le deepfake d’une star controversée… Dans ce sanctuaire de l’absurde qui recèle tout ce qu’il y a de plus improbable, on trouve un clip d’un peu moins de trois minutes intitulé Surf et publié en 2017 dans lequel une main démesurée enfile un préservatif sur un immeuble de trente étages. Les plans suivants dévoilent tour à tour une masturbation collective dans un pensionnat, des testicules (floutés) de près d’une tonne puis le viol d’une mappemonde par un inconnu…

Ce court-métrage est l’œuvre de , alter ego facétieux de Tomas Tammemets. Désormais, le rappeur a 33 ans. Il a eu le temps de digérer les récits monstrueux de Cronenberg. Tantôt provocateur excessif, tantôt contorsionniste exubérant, ce danseur de formation, las de l’ère du twerk, a longtemps exécré la musique trap devenue selon lui une pop aseptisée destituée de sa singularité. Désormais, c’est à son tour de distiller ça et là une imagerie trash, obscène et insolite en ponctuant certaines de ses phrases par un éclat de rire de savant fou.
– Pourquoi ressentez-vous toujours le besoin d’être subversif ?
– Parce que je m’ennuie. Je suis blasé par ce monde. Je ne ressens plus rien. La subversion apparaît alors comme une ultime tentative car plus rien ne semble capable de m’impressionner. Alors je pars en quête de nouvelles émotions, comme un accro à l’adrénaline…
Tommy Cash a grandi à Tallin, capitale de l’Estonie située au bord de la mer Baltique. Les touristes affectionnent sa vieille ville pavée et entourée de remparts. Lui se souvient plutôt d’une esthétique brutaliste. Chose qi ne le quittera finalement jamais, évoquant notamment l’usine imposante surmontée d’une grande turbine qu’il apercevait par la fenêtre de sa chambre d’enfant.
En arrière-plan, iI y avait une voie ferrée, le bruit inlassable des trains, puis la mer. Étendue bleue dans laquelle s’effondraient silencieusement les montagnes. Si le monde découvre à peine l’existence de sa nation d’Europe du Nord, lui n’a, à cette époque, pas encore accès à la culture internationale.
Une situation injuste qui résulte de l’effondrement du bloc soviétique en 1989. Dans son quartier infesté de junkies, seuls les tubes de et le hard-rock de hérités de ses parents agitent son quotidien. L’Estonien s’en satisfait. Jusqu’à ce qu’il découvre le Gangster’s Paradise de (1995), une réinterprétation vigoureuse de l’hymne de Pastime Paradise (1976). Marginal, Tommy Cash ne se sépare plus de son Walkman. IL porte des kilts en été, se nourrit de la verve d’ et se fait progressivement loup solitaire. Il est encore adolescent lorsqu’il s’essaye à la danse pour la première fois et saute alors à pieds joints dans le hip-hop sans pour autant trouver de véritable meute.
– Quel genre de gosse étiez-vous ? Le timide, le turbulent, le bon élève ?
– J’étais comme un X-Men : une sorte de jeune mutant dont les compétences n’étaient pas encore développées. Je n’ai réalisé mon potentiel que vers l’âge de quinze ans, lorsque j’ai emprunté une autre voie. Je me rêvais en clown, ou plutôt en mime, ces artistes incroyables qui interagissent avec les gens dans la rue. L’une de mes premières passions reste la danse. Et, pendant longtemps, mes revenus provenaient exclusivement des spectacles de danse que je donnais dans la rue.
Cheveux long, corps svelte et fine moustache italienne… Tommy Cash, transcende les frontières du genre, de l’identité et de la sexualité. Semblables aux plus grands délires du groupe sud-africain , ses clips dérangeants parodient l’imagerie du rap, détournent les codes et se jouent des stéréotypes. Sous les vrombissements d’un hip-hop rave, l’artiste se contorsionne à sa guise, réminiscences de ses cours de danse. Il incruste son visage sur des sexes féminins (Winaloto). IL explore toutes les nuances de l’épiderme et célèbre le handicap avec des femmes dont les tibias sont des lames acérées (Pussy Money Weed). À son actif : deux albums (Euroz Dollaz Yeniz en 2014 et ¥€$ en 2018) et un EP (Moneysutra en 2021).
Amateur des créations du Russe , designer dont le sportswear détonnant s’inspire du lifestyle de la jeunesse moscovite, Tommy Cash s’autorise des costumes minimalistes insensés souvent proches de la sphère SM. Grand ami de – avec lequel il monte l’exposition provocatrice The Pure and the Damned en 2019 – , il a surtout choisi ce métier pour être libre. Et jamais il ne sera esclave de cette profession en versant dans la surproduction. Sa musique reste, à l’instar de ses créations de mode, insaisissable. Elle est tour à tour “rêveuse, visqueuse et colorée, comme une nature morte incertaine.” On croirait une suite de sketchs. À l’image de Gummo, le film expérimental de qu’il cite aussi en référence. On y suit de jeunes marginaux de l’Ohio prisonniers d’un patelin paumé et dévasté par une tornade vingt ans plus tôt.

– De quelle création vestimentaire êtes-vous le plus fier ?
– J’hésite entre ma paire de chaussons en forme de pain en collaboration avec Margiela. Et les plus longues chaussures Adidas du monde… Mais j’opterais plutôt pour les chaussons. Tout comme moi, Margiela revendiquait cette esthétique underground et barré. C’était une collection capsule vraiment spéciale pour moi, d’autant qu’ils font rarement ce genre de choses… J’étais fier.
Par le passé, le rappeur d’Europe de l’Est a participé à une partie de la production de l’album “Pop 2” de la chanteuse britannique . Et s’il collabore avec des artistes américains, ce fan incontesté de se sent plus proche des artistes moscovites. Ils expérimentent sans cesse. Car la scène musicale estonienne demeure un espace archaïque dans lequel la prise de risque est rare. Il n’est donc pas incongru d’admettre que Tommy Cash est un homme à part. Le 15 juin, ce sera la troisième fois qu’il se produit au festival Sónar de Barcelone.
Tommy Cash, en concert au Trabendo, à Paris, le 26 novembre 2024.